Avril 2060

Cela ne fait pas très longtemps que je travaille pour Imai-san. Je suis croupier au Lucid Dream. Ce n’est pas le job de ma vie, ce n’est qu’un boulot d’appoint le temps de finir mes études. Les horaires sont décalés et mon manager est suffisamment sympa pour tenir compte de mes heures de cours lorsqu’il fait mon planning. Est-ce que tout le monde à le droit à un tel traitement de faveur ou bien est-ce l’influence des Yagami qui a encore frappé ? Je l’ignore et dans le fond je m’en fiche. Je suis ici pour gagner honnêtement ma vie et prouver à mon père que je peux me débrouiller tout seul. D’ailleurs je commence à bien prendre mes marques ici. Je m’entends plutôt bien avec mes collègues et je n’ai pour le moment jamais eu de soucis avec les clients. Je suis encore en formation alors je n’ai pas de table attitrée. Je fais des remplacements et je passe souvent d’un jeu à l’autre. Cela me permet de faire le tour et de savoir dans quoi je suis le plus à l’aise mais surtout le meilleur. Après tout je suis payé pour gagner et rapporter de l’argent à mon patron.

Je termine de me préparer dans les vestiaires quand la porte s’ouvre sur mon manager. Il a l’air très embêté mais surtout il a la tête d’un type qui va me demander un service que je ne pourrais pas refuser. Et ça ne manque pas ! Apparemment Imai-san n’est pas disponible or l’un de ses amis les plus proches vient d’arriver et il va falloir qu’on le fasse patienter. J’imagine que je n’ai pas vraiment le choix et que je dois voir ça comme un honneur. D’ailleurs tout bien réfléchi ça pourrait être amusant et instructif.

Quelques instants plus tard, me voilà devant le salon privé où on fait patienter le fameux Yakuza. Il y a ici plusieurs tables de jeu, de quoi ravir le client en question mais également de quoi m’échauffer pour la soirée. Quelques partis amicales ne devraient faire de mal à personne, tant qu’on ne me demande pas autre chose que faire la conversation et jouer mon rôle de croupier.

J’entre et m’incline poliment avant de me présenter :
« Yagami Akira. Je suis croupier et je veillerais à rendre votre attente la plus distrayante possible. »
Lorsque l’homme qui me fait face se présente à son tour, je sens un étrange sentiment m’envahir. Ce Yakuza, je le connais. C’est le mec de mon pote Sosuke ! Ça alors ! Quelle étrange coïncidence ! Finalement c’est un mal pour un bien. Nous n’avions jamais eu l’occasion de nous rencontrer. J’ignore si mon ami lui a déjà parlé de moi mais pour ma part j’étais impatient de savoir quel genre d’homme il pouvait bien être et je crois que j’aurais bientôt les réponses à mes questions.  

Nous nous installons à une table et Shimizu-san choisi de jouer au Black Jack.
« Excellent choix monsieur. »
Je prends un paquet de cartes et commence à les battre tout en affichant un léger sourire tranquille et plein de douceur. Je suis étonnement calme. Peut-être parce que d’une certaine manière je connais cet homme. C’est le compagnon de mon meilleur ami et je trouve ça amusant de le rencontrer dans ce genre de circonstance. En plus je crois avoir l’avantage sur lui puisque je sais très exactement qui il est… du moins je sais des choses. Entre ce que Sosuke m’a raconté et ce que j’ai appris par moi-même…

Shimizu Makoto, le baron de la drogue de Tokyo. Quand j’ai découvert que c’était avec lui que Sosuke sortait j’ai eu un sacré choc. Surtout en apprenant que c’était un ménage à trois. Je crois que ça m’a empêché de dormir toute une nuit et pour tout dire, je ne suis pas encore tout à fait remis du choc. Pourtant je fais avec. Ce n’est pas ma vie, c’est celle de mon ami et même si je suis terriblement inquiet pour lui, je ne lui dirais certainement pas comment la mener. Après tout je suis bien placé pour savoir ce que ça fait quand quelqu’un essaie de diriger votre existence. Alors je ne ferais pas aux autres ce que mon père me fait. Cependant puisque j’ai l’occasion de rencontrer l’homme de sa vie, autant voir ce qui se cache derrière le yakuza.
« Pour tout vous dire je viens d’être engagé mais rassurez-vous, je saurais être un adversaire distrayant. »
Je commence à distribuer les cartes et relève les yeux vers lui pour le détailler. Je ne sais pas pourquoi, je l’imaginais différemment. Pourtant je devrais avoir l’habitude à force de côtoyer des yakuzas. Certains ont l’air de gentleman ou d’honnête gens alors qu’ils sont importants et influents dans le clan mais surtout qu’ils se livrent aux pires vices et activités. Dans le cas présent, on ne peut pas dire que les fonctions de Shimizu-san soient très honnêtes ni louables. Il est responsable du trafique de drogue dans cette ville, donc d’une certaine manière il est sans doute l’un de mes pires ennemi puisque j’aspire à changer cette ville… même si j’ignore encore comment j’arriverais à la rendre meilleure. En tout cas les habitants se porteraient tellement mieux s’il ne répandait pas toutes ces saloperies dans les rues de Tokyo. Ceci étant dit, je ne laisse rien transparaitre de mes sentiments ni émotions. Je continue de sourire de manière tranquille et me montre aimable avec lui. Après tout, c’est le petit-ami de mon meilleur ami.
« Et vous Shimizu-san, vous êtes un habitué du casino ? Aurons-nous l’occasion de jouer souvent ensemble ? J’ai cru comprendre que vous étiez un ami d’Imai-san. »

J'esquisse un sourire lorsqu'il m'explique qu'il n'est pas client du Casino et qu'il a une vie bien remplie, ce que je veux bien croire au regard de ce que je sais déjà sur lui. Après tout avoir un petit-ami est très prenant mais alors deux ! C'est carrément le début d'un harem... Je sais que beaucoup de yakuza pratiquent la polygamie mais je n'aurais jamais cru qu'un de mes proches se retrouverait mêlé à ça. Bon, à priori Sosuke ne s'en plaint pas mais je ne peux pas m'empêcher d'être inquiet. Après tout se mettre en ménage avec un yakuza surtout aussi bien placé et dangereux, ce n'est pas anodin. Voilà pourquoi je dois en apprendre plus sur cet homme même si je prends le risque d'être encore plus inquiet pour lui qu'avant.  

Nous commençons à jouer au Black Jack. Shimizu-san s'avère être un bon joueur. Je n'ai de mon côté pas beaucoup d'expérience mais je me défends bien pour un débutant. Les partis s'enchainent et s'avèrent être un excellent entrainement pour moi. Après tout je n'ai pas la pression de gagner ou de perdre. Il n'y a pas d'argent en jeu. Nous ne faisons que passer le temps en attendant qu'Imai-san soit disponible et disposé à recevoir son ami. J'ai cru comprendre que mon patron était un homme très occupé. En même temps gérer un casino comme celui-ci doit être très prenant. Gérer un trafic de drogue aussi et ce n'est pas Shimizu-san qui me détromperait là-dessus. Ah ! Je crois qu'il va me falloir du temps pour accepter l'idée que mon meilleur ami se soit mis avec le plus grand trafiquant de drogue de la ville. Bon sang quand je pense qu'à la base Sosuke était censé être hétéro ! Il n'aurait pas pu se découvrir gay avec un gars gentil et sans histoire ?  

Shimizu-san décide de faire une pause. C'est lui le client, c'est lui qui décide. Mon rôle se limite à l'occuper et éventuellement lui faire la conversation. J'avoue que pour cette dernière partie, je ne sais pas si je suis réellement bon, d'autant plus qu'avec lui je dois prendre particulièrement des gants pour plusieurs raisons. C'est l'ami du patron, c'est le chéri de mon meilleur ami et c'est un type dont je hais le métier. Ah ! Que la vie est compliquée parfois. Il a pourtant une bonne tête mais il ne faut jamais se fier aux apparences, surtout à Tokyo.  

Après avoir rejoint le mini-bar, Shimizu-san en sort deux bières. L'invitation à se joindre à lui ne tarde pas et je ne peux visiblement pas la décliner.  
« Je ne suis effectivement pas sensé consommer d'alcool pendant mon service mais je ne peux raisonnablement pas vous laisser boire seul. »
Je m'approche de lui tout en affichant un sourire poli et prend le verre qu'il m'a servi.  
« Si vous préférez, je peux aller vous chercher une ou plusieurs escort. Imai-san veille à ce qu'il y en ait toujours à disposition pour ses clients. Elles seraient, je pense, de bien meilleurs compagnies qu'un simple croupier. Elles pourraient même se joindre à notre table et égayer nos parties. Dîtes-moi ce qui vous ferez plaisir et je vous le trouverais. »
Mon sourire est chargé d'innocence mais ma proposition ne l'est pas tout à fait. Ici on a une règle, pousser le client à la consommation. C'est bon pour les chiffres de l'établissement et il n'y a rien de malhonnête à ça. C'est une technique commerciale comme une autre. L'autre raison cachée derrière ma proposition est tout simplement que je cherche à le tester. J'aimerais voir le genre d'homme qu'il est. S'il est du genre à accepter la compagnie des escorts et si c'est le cas, comment il se comporte avec. Après tout, je sais déjà qu'il est polygame. Maintenant reste à savoir s'il est fidèle à ses amants officiels ou pas.          

Je me contente d’acquiescer lorsqu’il décline ma proposition d’appeler des escorts pour lui tenir compagnie. Son explication tient la route et je n’ai aucune raison d’insister. Monsieur est en couple et n’a pas l’air adepte de ce genre de pratique. J’imagine que d’une certaine manière, je dois être rassuré quant à Sosuke mais ce n’est pas vraiment le cas. Je dirais même que c’est une maigre consolation, malheureusement je ne peux rien faire. Mon ami a fait son choix et je ne peux que le respecter tout en espérant qu’il n’y ait pas été contraint.

J’esquisse un sourire à sa question. Jeune ? Tout est relatif surtout dans une ville comme Tokyo. Rares sont ceux qui ont la chance de faire de longue étude et je fais parti de ces quelques exceptions. Les autres s’en vont au travail très tôt, trop jeune… pour échapper à la misère mais surtout parce qu’ils n’ont pas d’autres choix. Je pense que c’est une des raisons qui explique l’état de notre triste ville. Si nous pouvions offrir une véritable scolarité à tous et le plus longtemps possible, peut-être pourrions nous empêcher des hommes comme lui de faire fortune en vendant du rêve en poudre.

Je serre les dents en sentant la colère m’envahir. Garde ton sang-froid Akira. T’énerver ne servira à rien. Tout ce que tu risques de récolter c’est de te faire virer alors souris au monsieur et sois poli et conversant avec lui puisqu’il ne veut pas d’escort.
« Oui je suis étudiant et non je ne suis pas vraiment à mi-temps. Imai-san est un bon patron et mon manager a adapté mes horaires en fonction de mes cours. J’étudie d’ailleurs l’économie. »
Sans savoir encore ce que je ferais réellement de ma vie une fois mon diplôme en poche mais j’imagine que j’aurais bien assez de temps d’y penser le moment venu. On va dire que ces derniers mois ma vie a été trop compliquée pour que je puisse vraiment y réfléchir. Et puis qui sait où je serais d’ici là ?

J’ai du mal à réprimer un sourire lorsqu’il me demande si je suis en couple.
« Non monsieur. Pour le moment je tâche de me consacrer à mes études mais j’en prends bonne note. »
En réalité ce n’est pas tant que je ne veux pas. Je dirais plutôt que ça ne s’est jamais vraiment fait et ce n’est pas faute d’avoir connu un certain nombre d’hommes. Et puis je suis jeune, j’ai bien assez le temps pour ça sans parler que ma priorité était ailleurs ces derniers temps.

Nos bières finies, nous retournons jouer encore un peu au Black Jack.
« Et vous ? Vous n’êtes pas venu avec votre moitié ? »
Je reste volontairement vague. Après tout, je ne suis pas sensé être au courant de sa situation.

J'esquisse un sourire poli lorsqu'il me dit qu'il est de plus en plus difficile de trouver un emploi à Tokyo. On se demande à qui la faute. Qui dirige vraiment cette ville et qui en détruit les habitants à petit feu ? L'ancienne capitale prend petit à petit des allures de ville du tiers monde avec d'un côté des riches de plus en plus riches et de l'autre des pauvres de plus en plus pauvres. Et malheureusement personne ne s'en soucie vraiment. Comment changer le monde quand on a déjà du mal à joindre les deux bouts. Je n'ai pas pour autant perdu mes illusions et mes rêves. Je suis simplement réaliste. Avant de pouvoir aider les autres comme je le voulais tellement, je dois d'abord m'aider moi-même et c'est ce que je suis en train de faire en travaillant honnêtement tout en continuant de suivre mes cours. Ceci étant dit je me garde bien de faire le moindre commentaire. Après tout je ne voudrais pas paraitre déplaisant à cet homme qui est à la fois l'ami de mon patron mais également le Sugar Daddy de mon meilleur ami.  
« Ne vous en faites pas. C'est aussi mon travail d'avoir une oreille attentive pour les clients du casino d'autant plus s'ils sont amis avec le patron. »
Même si d'une certaine manière c'est un peu gênant d'entendre ce genre de confidence sur Sosuke. Enfin j'imagine que ça doit me rassurer quant aux sentiments que cet homme éprouve pour lui. Il a l'air sincère et j'imagine que c'est déjà ça. Quant à ce Shin, j'espère qu'il ne fera pas trop de mal à Sosuke et que ça finira par aller entre eux. Il vaudrait mieux puisqu'ils sont censés être tous les trois en couple même si de ce que je comprends, Sosuke reste aux yeux de ce Shin une pièce rapportée et comment l'en blâmer ? Je pense que je ne pourrais pas supporter de partager l'homme de ma vie, du moins si j'en avais un. C'est dans ce genre de moment que je suis content d'être célibataire.  
« Et puis j'imagine que la polygamie doit être monnaie courante chez les yakuzas mais n'y voyez pas de jugement de valeur. »
J'essaie en tout cas pour ne pas lui en donner l'air.  

«De toute façon j'imagine que vos compagnons n'ont pas d'autres choix que de s'accepter mutuellement. Alors ils y arriveront forcément, ne vous en faites pas.»
Aïe... je vais finir par me faire taper sur les doigts si je fâche cet homme avec mes remarques et qu'il s'en plaint à mon patron... Pour apaiser les choses, je lui adresse mon plus beau sourire. Mon sourire d'ange qui plait tant et qui a le don d'effacer mes bêtises en espérant que cela soit efficace sur cet homme.  

Le téléphone du salon sonne. Je m'excuse poliment et vais répondre. J'acquiesce puis me tourne vers Shimizu-san.  
« On me dit que je peux vous faire monter. Souhaitez-vous que je vous accompagne et vous serve de guide ? »