Sa réponse est à son image. Belle et poétique. Décidément,  je comprends mieux pourquoi il a fini dans une maison de geisha et pas à Chuo. Un garçon avec autant d’esprit ne pouvait pas se contenter d’être escort et dans le fond, je doute qu’il aurait survécu bien longtemps au milieu de ces louves. Vivre à Chuo est sans doute aussi difficile que dans les bas-quartiers. Les clients sont certes riches et baisent dans des draps de soie mais ils n’en sont pas moins violents. L’argent rend exigent mais donne surtout une impression de puissance et de droit sur les autres. Les escorts ne sont au final que des objets sexuels alors que les geishas sont des artistes même lorsqu’elles rendent des services sexuels.

Je souris lorsqu’il me retourne ma question. Ce que je fais de mon temps libre ?
« Je n’en ai pas vraiment. Je travaille beaucoup. Être à la tête d’un gang comme le mien veut dire être opérationnel H24 et 7 jours sur 7. Mais j’ai quelques distractions. Il y a un club où j’aime aller à Chuo. Je joue aussi au Panchinko mais au final tout ça c’est aussi pour le boulot. Ça aide à construire mon image. En réalité lorsque j’ai vraiment du temps pour moi, j’aime me poser dans une maison de thé et ne rien faire. J’aime aussi avoir de la compagnie mais je préfère celle des jeunes garçons comme toi. Je suis lesbienne alors quand j’ai une jolie fille près de moi, je ne peux pas m’empêcher de lui faire la cours. C’est pour ça que je trouve la compagnie des garçons comme toi reposante. J’ai l’impression de pouvoir être moi-même avec vous et de ne pas devoir me conformer à un cliché. »
Je me surprends moi-même à me livrer ainsi à cette geisha que je connais à peine. J’imagine qu’en l’espace de quelques instants nous avons établis une relation de confiance. D’un autre côté, je ne peux pas lui demander de me faire confiance si je ne m’ouvre pas un minimum à lui.

Mon sourire s’étire un peu plus lorsqu’il me dit que je suis la personne la plus attentionnée parmi tous ses clients. Je m’en sens flattée et soulagée d’une certaine manière. Après tout, je m’en veux encore un peu pour le travail que je lui demande.
« Ta comparaison est juste. Toi et moi vivons dans deux mondes complètement différents. »
Et le changement d’environnement peut parfois être déstabilisant. C’est à se demander comment l’Enfer et le Paradis peuvent se côtoyer de si près dans une seule et même ville.

« Le client que nous allons rencontrer est japonais. Il a dans la quarantaine et c’est un yakuza plutôt bien placé dans le clan. Il est riche également. Il n’a pas la réputation d’être violent avec ses amants mais sait-on jamais avec ce genre d’individu. Je me méfie un peu des yakuzas qui ont trop bonne réputation. Je me dis que ce sont les pires. C’est pour ça que je me méfie. Je ne sais pas du tout à quoi m’attendre avec lui et c’est pour ça que j’ai besoin que tu le sondes. Si ça se trouve je m’inquiète pour rien. Ah ! Et j’ignore si ça va te rassurer mais il n’est pas déplaisant à regarder. Enfin si on aime les hommes d’âge mûr ou les hommes tout court. »
J’ai du mal à réprimer un petit rire tout en le raccompagnant jusqu’à l’escalier.
« Retournons nous mettre en place. Il ne devrait pas tarder à arriver. »

Alors que nous retournons nous installer dans le salon, je lui explique que je ne pourrais malheureusement pas rester à la maison de thé. Que ma présence pourrait paraitre étrange et que mon client pourrait se douter de quelque chose. Tout doit paraitre naturel et Kiyo-kun devra donc rester seul avec lui le temps qu’il estimera pour s’en faire une idée. Cependant même si je ne serais pas présente, un de mes hommes restera au cas où. Il sera officiellement chargé de raccompagner la Geisha dès qu’elle le désira. Ainsi sa présence ne sera pas mal vue et mon stratagème ne sera pas percé à jour.

J’essaie de rassurer Kiyo-kun autant que je le peux et aussi longtemps que le temps me le permet. Malheureusement je n’ai pas le pouvoir de l’arrêter et même si c’était le cas, je ne souhaite pas le faire. Ce rendez-vous doit avoir lieu. Il est important pour moi. Le reste, c’est à Kiyo-kun de voir. Je fais appel à son bon sens et son jugement pour ne pas dépasser ses limites et se montrer prudent.

Lorsque l’heure d’accueillir mon client arrive, je me lève et quitte un instant la pièce.
« Saito-san. Vous êtes d’une ponctualité impressionnante. »
Je le salue aussi poliment que mon tempérament me le permet. Il connait de toute façon ma réputation alors il est inutile de faire semblant avec lui. Lorsque j’ouvre la porte de notre salon de thé privé, je lui désigne Kiyo-kun :
« J’ai pris la liberté de faire appel à une geisha pour nous tenir compagnie le temps des négociations. »
Cela ne semble pas le déranger. J’imagine qu’il doit trouver ça plus subtile qu’une escort et c’est le but. Nous nous installons à table et laissons notre geisha s’occuper du service pendant que nous discutons affaire. Le contenu de notre échange est très formel, technique et précis. Il n’y a rien de confidentiel dedans et au final notre rencontre n’est qu’une formalité. Par contre, ce rendez-vous me sert à brosser plus en détail le portrait que je m’étais fait de ce personnage. Associé aux impressions de Kiyo-kun, je pourrais prendre une décision définitive rapidement.

« L’affaire étant entendu. Je vous contacterais lorsque le contrat sera prêt. »
Dépendant de l’affaire, il m’arrive d’établir des contrats noir sur blanc. Il n’y a que pour de petite et courte mission que je m’en dispense. Surtout si elles ne doivent pas laisser de traces.
« J’ai loué ce salon tout le reste de l’après-midi. Je vous laisse en disposer à votre convenance. La geisha restera avec vous pour vous tenir compagnie. J’ai posté un homme à l’entrée de l’établissement. Il se chargera de la ramener lorsque vous aurez terminé. »
Il est de coutume d’offrir le repas à un gros client. Ici l’affaire n’est pas encore tout à fait conclue. Nous n’avons fait que détailler le contenu du contrat que nous signerons prochainement. Alors ce thé et cette geisha n’est au final qu’un amuse-bouche dont il est libre de jouir ou pas. S’il le touche et dépendant de comment il se comportera avec Kiyo-kun, je saurais quel genre d’homme il est.

Je me lève et salue mon client. J’adresse un dernier regard à Kiyo-kun puis m’en vais non sans inquiétude pour lui même si je ne laisse rien transparaitre sur mon visage. En quittant la maison de thé, j’interpelle mon homme de main :
« Tu diras à la geisha que je passerais le voir à l’Okiya après demain pour son rapport. »
Il acquiesce et je m’en vais après un dernier regard à l’établissement.