ll fait beau ce matin. Je regarde la rue en contrebas, terminer de s'activer avec les premiers rayons du soleil. Les putes voient encore quelques clients, mais bientôt le Birdcage fermera ses portes jusqu'au soir. Certains travailleurs passent par ici pour se rendre dans leur entreprise; le quartier ne dort jamais vraiment, toujours actif de jour comme de nuit. Et moi, c'est par ici que je vis. Du moins c'est ce que j'ai accepté en venant à Tokyo, suivant mon Nii-san et son mari en espérant qu'ils m'éduquent correctement. Je ne faisais qu'obéir à Tokuhara à l'origine, mais finalement j'ai découvert un endroit où je me sentais accepté, comme si...l'âme de mon papa était toujours présente sur terre, à mes côtés. Nii-san était son supérieur, mais il était également son ami. J'ai appris très récemment qu'il l'avait couvert avant ma naissance et avait fini en prison pour ça; comme ça, mon papa a pu me voir naître au lieu de croupir derrière des barreaux pour une histoire stupide. C'est aussi pour ça que je le respecte, Nii-san. Parce qu'il est juste et droit, malgré son statut de mafieux. J'aimerais devenir comme lui, un jour.

Ca fait une semaine que je ne suis pas allé à l'école, depuis ce qui est arrivé à Mi-chan. Les choses se sont précipitées, j'ai l'impression, et je n'ai pas vu le temps passer. Lui non plus n'y est pas allé, d'après ce qu'il m'a dit, aussi je suis assuré que personne n'a cherché à lui faire du mal de nouveau. De toute façon, je me suis occupé de tout. Mon épaule me fait toujours un mal de chien d'ailleurs, elle qui a failli être responsable de ma mort il y a quelques jours. Je grimace en la faisant bouger doucement, vérifiant au passage que mes bandages ne sont pas encore tachés de sang. Je n'ai pas envie de les changer ce matin, c'est trop long et chiant.

Une semaine sans école, auparavant, j'aurais trouvé ça vraiment cool. Mais là, j'avoue que je m'en fiche un peu. Depuis le raid, le génocide si vous préférez, je me sens un peu triste en permanence. Comme si quelque chose s'était brisé en moi, comme si...mon enfance que je pensais disparue depuis longtemps était morte soudainement. Je dors beaucoup, je me couche tôt pour me réveiller tôt, ne fais plus autant de sport qu'avant - de toute façon je n'ai pas le droit avec mon épaule. Je ne sais pas trop ce qu'il se passe, mais ça me fait un peu peur. Est-ce que je suis malade? Est-ce que je suis cassé? Je n'ose pas en parler à Nii-san et encore moins à Dai-kun, de peur de les inquiéter. Alors je fais semblant d'être toujours aussi joyeux et insouciant, je joue aux jeux vidéos et travaille mes cours puisque je dois tout rattraper, j'appelle Mi-chan de temps en temps pour avoir des nouvelles. Mais dans ma tête, j'ai l'impression qu'une épaisse fumée noire vient embrouiller mes sens. Parfois, il m'arrive de faire des cauchemars la nuit, moi qui pourtant n'en faisais presque jamais. Je revois le visage de Wataru, je le vois se moquer de moi parce que je n'ai pas été capable de protéger Mi-chan. Je le vois aussi me supplier de l'épargner, alors que je dois l'exécuter pour ma vengeance. Je suis à la fois impuissant et un monstre sans coeur. Je suis confus...et je déteste ça!

Aujourd'hui, je retourne à l'école. Enfin. Je devrais rester encore un peu en convalescence d'après le docteur, à cause du "traumatisme", mais j'ai appris que Mi-chan revenait et je ne veux le laisser seul sous aucun prétexte. J'ai même prévu de passer le chercher moi-même ce matin, pour lui éviter un seul instant hors de chez lui sans ma présence! Je m'habille rapidement après ma douche, récupère le bentô que Dai-kun m'a préparé la veille, mon sac de cours que je porte sur une épaule et me dépêche de rejoindre la rue. Je dois me débrouiller pour remonter jusqu'à chez lui, nous prendrons le bus ensemble ensuite. Je pourrais déjà monter dans le bus et l'attendre dedans, mais...je préfère être là même avant. S'il lui arrivait malheur à l'arrêt de bus? Je ne serais une fois encore pas là pour le protéger. Et je me suis juré de ne jamais, jamais plus le laisser seul.

L'immeuble de Mi-chan est en vue, et pour le prévenir, je lui envoie un simple SMS. Je n'ai pas à attendre longtemps; mon ami...amoureux descend plutôt rapidement, et j'affiche un large sourire en le voyant débarquer...sourire qui se fane instantanément quand je me rends compte qu'il porte le même uniforme que moi, qu'il n'a pas une seule trace de maquillage et qu'il a attaché ses cheveux. En un mot, il est devenu très masculin. Rien que cette vision me rappelle une fois de plus l'échec de ma mission la plus importante; je n'ai pas réussi à le protéger, et c'est à cause de moi qu'il a changé. C'est de ma faute s'il est habillé comme ça, s'il n'ose plus se vêtir comme il aimait souvent le faire. C'est entièrement de ma faute.

"Je...eeeeettooooo...ça te va bien aussi, l'uniforme des garçons. Tu es toujours joli de toute façon Mi-chan!"

Je ne dois pas lui laisser croire que je n'aime pas, parce que c'est faux. Ca me fait mal au coeur, mais c'est quand même joli parce qu'il est joli. Je n'ai d'yeux que pour lui de toute façon, c'est pas compliqué! Je me force à sourire d'un air aussi joyeux que d'habitude, et lui prends fermement la main de mon bras valide. L'autre est beaucoup trop fragile pour que je tente quoi que ce soit avec. J'espère juste ne pas trop perdre de muscles, je sais qu'il aime bien ça.

"Je suis venu te chercher comme ça on reste ensemble toute la journée. Ne? Et ce soir je te ramènerai aussi ici! Et demain matin, je viens aussi! Et puis le soir! Enfin t'as compris, ne? Comme ça on reste toujours ensemble, ne? J'ai aussi abandonné un peu le club de judo pour pouvoir assister à ton cours, de toute façon c'est pas important parce que je peux pas faire de sport pour le moment à cause de mon épaule. Comme ça je suis encore là avec toi! Ne?"

EXORDIUM.

« Oui, je suis là alors rien ne peut t'arriver ! »

Je dois faire attention à Mi-chan. Je dois le protéger coûte que coûte, des autres mais aussi de lui-même. Et s'il était assez triste pour...enfin...pour essayer de mourir tout seul... ? Je sais que les gens peuvent être amenés à faire ça, je le sais parce que Dai-kun m'en a parlé. Dai-kun est triste tout le temps, même quand il est avec Nii-san alors qu'il l'aime de tout son cœur. Alors ça veut dire qu'il est possible que même s'il est avec moi, Mi-chan peut être malheureux. C'est trop triste ! Je fais la moue, mais me reprends vite pour ne pas l'inquiéter. Ses problèmes sont quand même plus graves que les miens ! Moi je suis un homme, un ii otoko dattebayo, je peux passer au-dessus. Mais lui...il est tout fragile...il faut que je le protège.

« Ne, Mi-chan, tu veux que je t'appelle monsieur ou madame maintenant ? Tu peux toujours être un monsieur-madame ! Tu te souviens, la dernière fois, on avait rencontré une madame-monsieur qui ressemblait vraiment à un monsieur. Là, tu es aussi un monsieur-madame-monsieur ! Ah, c'est compliqué dit comme ça...hmm...je vais trouver un ii nom, promis ! »

Le bus arrive, et je ne lâche sa main que pour valider ma carte annuelle et lui laisser le temps de le faire également. Mais je ne le lâche pas une seule seconde des yeux, et quand un garçon s'approche d'un peu trop près, je le fusille du regard comme si j'allais lui sauter à la gorge ! Je ne veux pas qu'on s'approche de Mi-chan. J'ai peur qu'on essaye de lui faire du mal même si je suis à côté, même si les méchants qui lui faisaient du mal depuis tout petit sont morts. Je retrouve mon air joyeux lorsqu'il me regarde, histoire de ne pas lui montrer une facette de ma personnalité qui pourrait lui faire peur. Je devrais sûrement le faire un jour, de toute façon, mais...je n'ai pas envie de pousser le destin. Je préfère largement le préserver de tout ça, du monde des yakuzas que j'aime tant mais qui pourrait en blesser plus d'un. J'ai si peur de le perdre...comment pourrais-je le protéger s'il a peur de moi et qu'il veut s'éloigner ? Impossible.

Nous arrivons finalement à l'école après quelques minutes de trajet, et je l'entraîne hors du bus comme son garde du corps, empêchant les gens de descendre en même temps que lui. J'en fais peut-être un peu trop du point de vue extérieur, mais je prends mon rôle très à cœur ! Je suis son gardien, il n'a pas à être obligé de toucher d'autres gens en faisant les gestes quotidiens. Je lui donne la main pour entrer dans l'établissement, aller en classe, et m'assois comme d'habitude à côté de lui. Non loin, les tables vides des quatre types qui ont goûté à ma vengeance semblent hurler d'elles-mêmes que je suis un meurtrier. Mes jointures blanchissent alors que mes mains se crispent sur mes genoux, et je sens mon cœur battre à toute vitesse tandis qu'une bouffée de chaleur monte en moi. Je...j'ai détruit des vies, et même si c'était pour la bonne cause, j'ai encore du mal à m'y faire. Je ne remarque pas tout de suite que Mi-chan me fixe du regard, mais quand je m'en rends finalement compte, je sursaute et m'efforce d'afficher un sourire rassurant.

« Désolé Mi-chan, j'étais complètement ailleurs ! J'espère arriver à suivre après cette semaine sans rien, mais...de toute façon tu es là pour m'aider, ne ? »

Je veux à tout prix éviter les questions gênantes, et surtout je ne veux pas en parler à cette personne en particulier. Si jamais je n'y arrive pas, je sais déjà que Nii-san accepterait de m'écouter. Je...oui...je dois juste tenir jusqu'à ce soir, et là je lui en parlerai peut-être au travail si j'ai le temps. J'espère juste qu'il ne prendra pas ça pour de la faiblesse excessive, je suis quand même un yakuza...même si je ne suis pour l'instant que shatei.

EXORDIUM.