Aina plongea son regard dans le miroir alors qu'il se lavait frénétiquement les mains. Son œil ne reflétait rien de plus qu'à l'habitude et il devait bien se rendre à l'évidence. Son cœur s'était depuis bien longtemps fermé à la peur de cette vision. La mort ne l'effrayait plus et l'étudiant en devenait plus qu'insensible. Dès lors de ses 6 ans, il avait été confronté à ce cruel spectacle, et bien qu'il en ait d'abord éprouvé du chagrin, il s'en souciait désormais comme le déjeuner de ce petit matin.

S'il avait commencé des études de médecine, ce n'était pas pour sauver des vies comme le pensaient son entourage et ses professeurs. Non. Ce n'était que pour assouvir cette curiosité de découvrir le fonctionnement du corps humain et ce désir d'être plus important encore que l'Oyabun dans les moments les plus sombres. De le voir lui et ses subalternes l'implorer de leur sauver leur existence. Détenir le pouvoir de vie ou de mort sur une personne était encore plus jouissif qu'un orgasme.

Hier, Nagato avait découvert l'un des prostitués dans une chambre, un trou béant au niveau de l'estomac. Aina l'avait vu courir dans toutes les pièces à la recherche de leur patron, ce qui l'avait alerté. Curieux, il avait décidé de les suivre tous les deux et de fil en aiguille s'était retrouvé à aider Yoshimaru à le sauver. Il l'avait aidé à le sauver ouais, même s'il n'en avait eu que faire de l'issue des soins qu'il lui avait procurés. Il ne pouvait encore prétendre avoir le pouvoir qu'il désirait, puisqu'il n'était qu'en cinquième année, mais ce qu'il avait déjà acquis lui avait permis de le sortir d'affaire, le temps qu'un employé puisse l'accompagner jusqu'à l'hôpital pour qu'il y soit opérée. Il avait profité de la situation pour s'exercer et peaufiner ses techniques. De prostituée, il était passé au statut de cobaye dans les yeux de l'étudiant.

Kizuki quitta les sous-sols pour remonter et revenir au bar. Il n'avait pas trouvé d'autres chemises à sa taille, l'autre tachée de sang de la veille, et pouvait revêtir son t-shirt sans que son patron ne s'exaspère sur cette tenue qu'il caractérisait de non présentable dans son établissement. Aina ne comprenait pas pourquoi il tenait tant à ce qu'il mette cette putain de chemise qui lui collait trop au corps, juste pour être classe. Par sa faute, il avait même dû commencer à se coiffer pour faire disparaître les épis naturellement de travers de ses cheveux. Clairement, Fujiwara l'avait soulé le jour où il l'avait obligé à s'apprêter correctement au risque de ne pas pouvoir entrer prendre son poste. Aina n'avait pas caché que ça l'avait fait chier, et même durant les trois mois qui avaient suivi. Pourtant, il éprouvait une certaine sympathie envers lui. Malgré son tempérament rebelle, Yoshimaru l'avait accepté comme il était, lui et son insolence. Des souvenirs de lui et son patron en train de se prendre la tête juste pour une mèche rebelle lui arrachèrent un sourire en coin. Il était Yakuza, et lui n'était qu'un étudiant arrogant. Néanmoins, jamais il n'avait senti cette différence lorsqu'ils se parlaient. Aina le sentait naturel, et ça lui plaisait. Alors, même au risque de se prendre une réflexion sur sa tenue, ou tout autre hein, il avait continué ce job. C'était bien la première fois d'ailleurs, qu'il restait aussi longtemps. Longtemps…tout était relatif.

Aina entreprit de commencer toute cette vaisselle qui s'était accumulée pendant son absence lorsqu'un jeune homme au visage dont la pâleur n'aurait rien à envier à un cadavre s'approcha du bar.

"Bonjour, dites-moi...n'auriez-vous pas vu Yoshimaru? Hum...Fujiwara-san, le patron de cet endroit."

Abasourdi, il ne le quitta des yeux. C'était devenu une habitude dans le coin de poser une question avant de se présenter? Il ne comptait même plus les personnes qui réclamaient à voir son patron, que ces personnes soient Yakuza ou simples prostituées à la recherche d'un travail. Après baby-sitter (parce que Nagato était un gamin même pas finit d'être sevré), voilà qu'on lui assignait le rôle d'hôte d'accueil! Yoshimaru allait l'entendre râler, c'était sûr.

"Il doit traîner dans le coin, mais je ne l'ai pas croisé en venant...c'est important."

Bah voyons, et voilà qu'on lui ressortait cette fameuse phrase. "C'est important". Aina avisa un peu plus sérieusement son visage. Il avait l'air exténué, même si le mot était faible. Il sentait qu'il n'y avait pas que ça, mais ne pouvait en être sûr. Il ne le connaissait pas.

- Apparemment, il aurait été mêlé à une affaire louche et une dizaine de Yakuza l'ont embarqué. Ils avaient l'air à cran et n'ont pas arrêté de le menacer de le tuer. J'ai même cru qu'ils allaient tous nous tuer en fait.

Il mentait, c'était indéniable et pourtant, son vis-à-vis avait l'air de le croire, vu l'état de décomposition total qui s'était installé sur son visage. Intérieurement, Kizuki jubilait. Beaucoup n'auraient pas trouvé ça drôle, mais il s'en foutait. Les réactions qu'affichaient certains étaient captivantes, et jamais il s'en était lassé.

Mais avec cette petite frayeur, il avait pu déterminer qui était ce jeune homme. Yoshimaru lui avait déjà parlé une fois de son mari et de sa gosse. Il ne savait plus pourquoi d'ailleurs et il n'avait pas vu en quoi cela le concernait mais il avait écouté attentivement. Fujiwara n'avait jamais pris l'habitude de se confier à lui, alors cette discussion avait été une première. Elle avait eu lieu, juste après la fermeture du bar. Aina avait plus écouté que parlé, et leur conversation n'avait duré qu'une petite dizaine de minutes. Il avait d'ailleurs été étonné d'y avoir accordé une oreille, lui qui d'ordinaire fuyait dès qu'une confession non demandée pointait le bout de son nez.

- Tu sais s'il a désigné un successeur pour son bordel? Au cas ou?

Bon ok il forçait. Mais ces deux derniers jours l'avaient plus qu'ennuyées alors il les dynamisait comme il pouvait. Et oui, devoir sauver ce prostituée alors qu'il ne lui apportait rien l'avait dérangé. Sérieusement, qu'est-ce qui allait changer s'il restait en vie? Il avait une personne qui l'attendait chaleureusement et amoureusement? Non, et il le savait bien. Sa mère avait été prostituée, et de par son travail, les fois où elle rentrait à la maison durant le mois se comptaient sur les doigts d'une main. C'était triste à dire, mais Aina n'avait jamais éprouvé un quelconque amour envers sa mère. Il lui était reconnaissant, mais c'était tout.

Parfois, il se disait qu'offrir la mort à toutes ces pauvres personnes leur sauverait la vie.

D'un geste rapide et sec, Kizuki rattrapa Daisuke alors que celui-ci se dirigeait sans plus attendre vers la sortie. Sous son emprise, l'étudiant put deviner la maigreur que son corps revêtait et il se demanda si Yoshimaru s'en inquiétait parfois. Ces deux là étaient riches et devaient donc pouvoir manger à leur faim. Une seule raison plus que probable dans cette ville lui vint en tête pour expliquer cette anorexie.

Doucement, il l'incita à revenir s'asseoir, affichant cette fois-ci un sourire rassurant.

- J'ai menti. Je cherchais juste à savoir ce qu'il représentait pour toi, excuse moi.

Apparemment, le jeune homme venait de recouvrir ses instincts primaires, à savoir respirer, tant il semblait rassuré.

- Je n'avais plus de vodka en stock, et puisque je ne peux pas quitter mon poste et que Nagato est occupé, il est parti m'en chercher.

Encore une fois, il mentait. Mais lui dire la vérité ne servirait à rien, outre empirer les choses. Vu son état, il ne pourrait se rendre utile, et deviendrait alors un véritable poids pour les deux autres. Aina était un connard, il fallait dire les mots. Mais pas au point d'envoyer le mari de son patron à la mort pour le plaisir.

Il lui servit un verre d'eau.

- Tiens, ça te fera du bien. Je peux essayer de te faire une tisane pour ça, fit-il en lui montrant ses cernes.

Daisuke s'était mis à parler en Shinjuku-ben et Aina se remercia mentalement d'avoir ajouté Shinjuku à ses années de vagabondage. Il ne savait l'utiliser correctement, mais ses promenades répétées lui avaient permis de comprendre ce qu'ils disaient. Bon, c'était pas une compréhension parfaite à 100% mais il pouvait au moins se vanter pouvoir répondre à quelqu'un utilisant ce dialecte sans être à côté de la plaque. Ce qui en soit, était un très bon début.

"Ca me rassure...je m'inquiète toujours de sa disparition, la dernière fois que c'est arrivé il a fini à l'hôpital avec une balle dans le bide."

Charmant. Comment lui annoncer sourire aux lèvres que son chéri était effectivement dans une situation tout aussi périlleuse. Après la peur qu'il venait de lui foutre, il s'en tirerait certainement avec une crise cardiaque. C'était mieux que la mort certaine qui l'attendait s'il pointait le bout de son museau là où se rendaient Nagato et son patron ceci dit. Aina se demanda comment Yoshimaru allait bien pouvoir lui expliquer tout ça. Surtout s'il revenait encore une fois une balle dans le corps.

Le barman sourit et accepta la demande de l'homme au foyer, tel qu'il se décrivait lui-même. Comment résister à un tel sourire en même temps hein? Homme au foyer aux occupations bien douteuses par ailleurs. Kizuki avait du mal à croire à son intuition tellement il ne comprenait pas la situation. Yoshimaru avait toujours montré une certaine véhémence concernant la drogue, au point que pas un seul camé n'avait été accepté dans ses établissements. Était-il seulement au courant que son mari en utilisait? Il en doutait sérieusement.

"Ca fait longtemps que tu es ici? Je ne suis pas descendu depuis un bon moment, mais je crois que Yoshimaru m'a vaguement parlé du départ de l'ancien barman...tu es étudiant, c'est ça?"

Aina lui fila son verre de coca et s'en prit un également avant de se poser plus confortablement contre son bar pour parler. Il avait remarqué les regards que lançaient les autres vers Daisuke et pour parler gentiment, ces regards étaient méchants. Putain. Nagato avait déteint sur lui. Enfin bref, Kizuki, lui, ça ne lui faisait ni chaud ni froid d'être vu en train de parler avec. Si ça ne les plaisait pas, ils étaient obligés de faire avec, après tout, Aina avait un certain pouvoir en tant que barman qui s'appelait : les doses.

- Ca fait deux-trois mois je pense, j'sais plus trop exactement. Et ouais, j'suis étudiant mais Yoshimaru m'a embauché en tant qu'employé à temps plein. Des études de médecine, ça se paye!


Mine de rien, Aina était pas mal intelligent. Il comprenait les choses assez rapidement, ce qui lui permettait de rater les cours et de se suffire des notes que lui passaient les autres étudiants en échange d'explication. Parfois, il se demandait comment ses camarades avaient fait pour arriver jusqu'en 5ème année, comme lui. Ils allaient à tous les cours, passaient leurs semaines à bucher et ils peinaient à comprendre ce que lui comprenait en une lecture. Et pourtant, Aina n'était pas un génie. Intelligent certes, mais pas un génie.

- Plus dur qu'il n'y paraît d'élever un gosse hein?

Et ça, il pouvait le dire. Il n'en avait eu qu'un aperçu, mais il avait souvent dû s'occuper de sa petite sœur, et ce, dès sa naissance, alors il pouvait s'imaginer à quel point la tache pouvait être difficile. Autant physiquement que mentalement. Très souvent, toutes les pensées étaient tournées vers le bébé, et dans ses yeux d'enfants, Aina n'avait vu qu'eux deux, comme s'ils avaient été seuls contre la terre entière. Dès ses 6 ans, il n'avait plus vécu que pour lui-même jusqu'à ce qu'elle quitte Tokyo.

- Ca fait bizarre, mais j'imagine très bien Yoshimaru papa. T'sais, le genre à faire le caïd alors que derrière c'un gros papa poule héhé!

Il essayait de faire ce qu'il pouvait pour envoyer cette foutue réflexion qui lui brulait les lèvres depuis un moment. Ce n'étaient pas ses affaires et il n'avait rien à voir là-dedans. À force de s'occuper des problèmes des autres, il allait encore s'attirer des emmerdes. Tiens! Ca lui faisait rappeler ce début de mois quand il avait rencontré Akane.

Machinalement, il vint jouer avec la bague au niveau de son auriculaire. Ce n'était pas de la qualité puisqu'il avait dû la payer 1000 yens à peu près, mais sa forme de ceinture particulière plaisait à son regard. Lorsqu'il l'avait vu au loin, il avait eu le coup de foudre.

-C'est pas pour forcer, mais je pense vraiment que mes tisanes auront bien meilleur effet que ce que tu t'amuses à prendre.

Parfois, Aina aurait souhaité pouvoir se dire ta gueule.

Juste des pilules? Aina avait cru a bien pire vu le teint pale, les cernes et le corps fin de son vis-à-vis, mais c'était tant mieux. Daisuke n'était pas accro à la drogue dure et Fujiwara n'aurait pas à mettre tout son établissement sans dessus dessous par la colère. Ils avaient évité le pire. Kizuki ne dira rien. Tout du moins tant que sa langue n'aurait pas décidé de le plonger une nouvelle fois dans les problèmes des autres.

Un sourire enjôleur prit place sur son visage alors qu'il posait son verre de coca pour prendre une petite théière.

- Il y a tout ce que vous souhaitez derrière mon bar très cher

En tant que barman, il devait être capable de faire face à n'importe quel cas de figure et fournir à son client ce que ce dernier désirait. Lui aussi, au début, il avait pensé qu'un bar n'était là que pour servir des boissons, qu'elles soient alcoolisées ou non, mais toutes ces années d'expérience lui avaient témoigné du contraire. Il avait été bien naïf pour le coup.

Aina fit couler de l'eau bouillante de sa machine à café et attrapa l'un des pots à thé qu'il avait lui-même choisi avec l'argent du boulot. Depuis qu'il était arrivé, le nombre de choses qu'il pouvait proposer avait augmenté et l'étudiant se félicita d'être autant créatif.

- N'empêche, 1 an… Et t'es resté enfermé dans votre appartement tout ce temps?  Dire que moi j'me fais chier au bout d'une journée au point de faire tourner en bourrique un pauvre client inquiet, alors toi… Pas étonnant que tu sois si pâle. L'autobronzant, tu connais? Lui demanda-t-il, se moquant gentiment.

L'étudiant se demanda ce qui avait bien pu se passer pour que son interlocuteur ne mette un pied dans un établissement pendant une année entière. Ca plus le regard que les autres n'arrêtaient de jeter dans sa direction. Peut-être avait-il peur du monde extérieur? Il avait raison de le craindre d'ailleurs, mais l'ennui, c'était pour la gamine. Il risquerait soit de la lui transmettre, soit d'en faire une Nagato. L'un comme l'autre ces deux résultats étaient quelque peu non souhaitables.

Après avoir laissé infuser 3 minutes les feuilles fines et fraiches dans l'eau chaude, il retira la plante puis servit le doux liquide dans une tasse.

- Tiens, c'est pas fort mais ça devrait te détendre. Y'a pas d'alcool t'inquiètes. J'suis pas sûr que tu puisses reconnaître tous les ingrédients, mais j'suis sûr que tu peux discerner le gout du Sencha et de la poire Nashi.  

Aina n'était pas un grand fan de thé mais celui-ci avait réussit à plaire à son palais. Il était légèrement sucré, et contrairement à ce qu'il ressentait d'habitude lorsqu'il buvait du thé vert, il n'était pas amer.

- Malgré que je sois en médecine, j'aime pas trop me reposer sur les médicaments. Ca rend tellement dépendant ton corps qu'au bout d'un moment, il ne sait même plus combattre les maladies de lui-même. Ca te bouffe et au final, ça devient pire qu'une drogue. Je dis pas, il y a des moments où on est obligé d'en utiliser. J'me vois mal opérer quelqu'un en espérant l'anesthésier avec un verre de thé.

Sur cette dernière phrase, Aina se mit à rire alors qu'il s'imaginait bien la scène. Il devrait essayer tiens! Qui sait, avec une bonne berceuse.

Yoshimaru et Nagato mettaient beaucoup trop de temps à son goût. Ils avaient prévu de faire vite à ce qu'il avait compris. Une simple mission. Rapide. Discrète. Et ils revenaient comme si de rien était. Cela faisait un peu plus d'une heure qu'ils étaient partis s'il se référait à la petite horloge qu'il avait placée à côté de son bar, et Aina espérait que l'aiguille ne ferait pas un deuxième tour de cadran.

- Tu veux apprendre à faire un cocktail? Après tout, imagine j'suis malade et Yoshimaru cherche un remplaçant. S'il en trouve pas, il faudrait bien que tu sois là pour aider ton cher et tendre. Allez viens.

Aina lui attrapa la main pour lui faire faire le tour du bar, et le placer derrière le comptoir. Là, il lui mit le Shaker dans les pattes.  

- Là tu as tes glaçons, là tes sirops, là l'alcool, et ici tes jus de fruits. Normalement il y a des doses et un type de verre à respecter, mais ce soir, on va dire que tu fais comme tu le souhaites.

Au même moment, un client s'approcha du bar pour commander, et Aina leva ses deux mains en l'air.

- Ah! C'est pas moi qui a le Shaker dans les mains. Faut voir avec monsieur et être gentil avec lui si tu veux avoir ta commande.

Kizuki lança un clin d'œil à Daisuke. Vas y. Fais toi plaiz'.

Aina ne s'était pas attendu à une telle réaction de la part du mari de son patron. En général, les gens étaient plutôt curieux à l'idée d'apprendre à faire comme un barman, puisque le métier avait une certaine réputation d'être "cool" auprès des jeunes. Et Daisuke n'avait pas l'air plus vieux que lui. Les cernes et la maigreur lui donnaient certes un aspect plus âgé, mais Aina pouvait très bien voir à travers.

Il l'avait vu trembler et chercher de fuir son bar, sans qu'il n'y comprenne grand-chose au début. Ici, à Tokyo, il n'avait jamais vu quelqu'un réagir de la sorte face à de l'alcool. Les gens étaient tellement débauchés que rien que cette vision aurait pu les faire jouir d'un plaisir non dissimulé, et Aina n'en était pas exclu bien sûr. Il n'était pas dépendant de cette boisson au combien savoureuse, mais il aimait boire, c'était certain.

Après avoir servi son client et nettoyé son Shaker, Aina revint vers le jeune homme.

- Excuse moi, je ne savais pas.

Le barman avait compris qu'il avait eu peur et se faisait une petite idée sur la raison mais ne dit rien. Il n'avait pas l'intention de l'effrayer davantage. Chacun avait ses démons. Certains succombaient, d'autres luttaient. Aina avait autant de respect que de curiosité malveillante envers ces derniers. Il pouvait les voir se débattre contre cette cage qui leur avait coupé les ailes. Il y avait de l'espoir en eux. De l'espoir de s'en sortir, de vivre libre. Un espoir destructeur.

- Ne lève pas la tête et ne te retourne pas.

Sur ce, il se plaça juste derrière lui et lui remit doucement le Shaker dans les mains. Mains qu'il ne lâcha pas de suite. Sa poigne était ferme et rassurante à la fois. Il voulait lui montrer qu'il était là, qu'il n'était pas seul, et qu'il pouvait se laisser aller à ses tremblements.

- On va faire un truc sans alcool, ne t'inquiète pas.

Parfois, Aina se demandait bien d'où il sortait cette voix douce qu'il pouvait prendre, et toute cette assurance surtout. D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours eu cette audace et cette confiance en lui. Il n'avait jamais hésité et ne regrettait généralement pas ses décisions. Malgré ce qu'il avait vécu, il avait décidé de vivre sa vie. La sienne, pas celle d'un autre, pas celle qu'on lui aurait infligée. Il avait toujours été droit envers lui-même.

- C'est remarquable n'empêche. Les parents qui décident d'élever un enfant sans boire une goute d'alcool sont admirables.

Sans savoir comme s'y prendre, puisqu'il était le premier cas sur qui il tombait à fuir l'alcool, Aina essaya de diriger sa peur vers un point plus positif et lui faire prendre conscience qu'il avait une qualité qui se faisait rare dans ce bas-monde.

- Essaye de mettre quelques glaçons dans ton shaker. Ensuite, tu vois le sucre de canne à ta gauche? Tu en verses un peu, très légèrement, dans ta tête il faut que tu comptes une seconde et c'est suffisant. Après… hum… tu vois le jus de fruit tropical? Et bien tu en verses. Beaucoup. Il faut que ça aille jusqu'au trait là. Tu le vois?

C'était bizarre, d'être dans cette situation, à expliquer de cette manière à faire un cocktail. Mais c'était amusant.

- Après quoi tu peux mettre un peu de poudre de Cannelle. Plus qu'à fermer, Shaker, verser dans un verre et le tour est joué! Et si tu veux, tu peux même mettre une tranche d'orange avec si t'es de bonne humeur.

En général, les cocktails d'Aina différaient toujours selon son humeur et le client qu'il servait. Bah oui, il n'allait pas mettre des doses généreuses plus des fruits qu'il s'était cassé le cul à couper si c'était pour la pire des sous-merdes qui le regardait de haut un jour où il s'était pris une averse sur la gueule!

Aina se retint de se moquer lorsque Daisuke entreprit de shaker les éléments. C'était maladroit, mais au moins, il avait la tête ailleurs que sur les bouteilles d'alcool situées au dessus et derrière lui. C'était parfait. Pour une première fois. Et avec la manière la plus facile de faire. Il acquiesça lorsque ce dernier lui demanda s'il pouvait boire et Kizuki trouva la situation quelque peu adorable. Si on lui avait dit qu'un jour, il montrerait à faire un cocktail au mari du gérant tout en essayant de l'aider à battre cet environnement où l'alcool coulait à flot, et qu'il trouverait la vision attendrissante, tout en cachant le fait que ledit gérant était à perpète dans une situation périlleuse qui ne devait absolument pas revenir aux oreilles dudit mari… il aurait pas compris. Pourquoi il avait pas juste… dit la vérité? Hey mec ton chéri il est parti flingue à la main, en emportant le môme. C'était simple. Et la suite des évènements n'aurait jamais eu lieu. Il aurait eu la paix. Pourtant, il trouvait quand même le tableau mignon.

- En général, ce sont plus les femmes qui prennent des cocktails comme ça.

Et si la demoiselle était charmante, tout comme le damoiseau bien évidemment, Aina rajoutait quelques bonbons avec. A force, c'était devenu sa marque ici, et beaucoup de clients et prostituées l'avaient remarquée. Une chance que Fujiwara ne s'y était jamais attardé. S'il savait ce que cela engendrait parfois…

Le barman aussi, préférait ces saveurs sucrées, se foutant royalement des avis des gens lorsque ces derniers venaient le traiter de faible niveau alcool. Il n'avait rien à prouver.

"Ah, je suis désolé de te demander ça maintenant mais...comment t'appelles-tu? Nous ne nous sommes pas vraiment présentés tout à l'heure...mon nom est Daisuke."

Aina lui sourit. Ah bah enfin!

- Kizuki Aina! Enchanté, Daisuke…Fujiwara, n'est ce pas? Tu as bien pris son nom de famille non?

L'étudiant s'amusa à garder le fait qu'il connaissait déjà son identité, secret. Après tout, c'était arrivé comme ça, sans prévenir, alors, il aurait été tout à fait normal qu'il n'en ait jamais entendu parler. Et puis, une personne était toujours plus à l'aise lorsqu'elle se sentait inconnue dans les yeux de l'autre, lors d'une première rencontre. Et être à l'aise, c'est bien le résultat auquel il voulait que cette nouvelle connaissance parvienne.

- Cherche pas, je ne fais partie d'aucune famille Yakuza. Je suis juste un gosse d'une famille pas importante. Un gosse de la rue, si tu préfères.

Une famille qui n'existait plus à Tokyo d'ailleurs, sauf si son père était toujours vivant. Et s'il l'était, Aina s'en fichait tant qu'il ne lui mettait des bâtons dans les roues, que cela soit aussi bien physiquement que par leur nom de famille. De toute manière, ils ne se connaissaient même pas physiquement, puisqu'il était partie durant sa première année de vie. Et… ouais nan, il espérait juste qu'il soit mort dans un coin d'une ruelle, ça éviterait des problèmes. Problèmes, voilà ce à quoi avait réduit l'origine du spermatozoïde à l'origine de sa naissance.

Aina revint chercher son shaker qu'il lava et replaça convenablement. Il pouvait être tellement maniaque parfois, et tellement bordélique l'instant d'après qu'il comprenait toutes ces fois où sa sœur avait commencé à râler soit parce qu'il rangeait tout son bordel, soit parce qu'il rajoutait du bordel à son bordel.

- Dis moi, la gosse, elle est pas toute seule au moins? Si un jour tu as besoin, hésite pas. J'ai pas encore mon diplôme, mais si c'est juste une auscultation des plus banales, j'devrais pouvoir t'être utile.

Il n'avait pas souvent l'occasion de se tester sur des bébés, après tout, il n'avait pas pris la filière pédiatrique.

- Au fait, pourquoi est-ce qu'ils arrêtent pas de te regarder? J'sais pas. Ils sont jaloux que ton mec est genre grave badasse?